lundi 30 juillet 2012



Faire le tour de la montagne n’a pas été pour moi aussi agréable que ce que je prévoyais. Disons qu’une partie de mon énergie et de mon plaisir ont été phagocytés par le fait qu’au lieu de deux, nous nous sommes retrouvées à cinq. Dès le départ il a fallu attendre l’un qui n’avait pas d’eau, s’arrêter pour un autre, marcher moins vite…. Le problème était surtout centré sur une suisse qui semblait faire la course avec un escargot et surtout nous a fait longuement attendre à un petit temple car elle semblait attendre la descente du divin en elle…pas évident de partager des temps communs quand l’un veut méditer pendant que l’autre veut marcher…mais bon, finalement, on a pris tous le pli et on a su s’adapter les uns aux autres et je pense que mon ressenti était partagé du coup tout le monde a fait un effort et c’est peut-être cela l’essentiel de cet instant. J’imagine bien quand il y a 100 pélerins sous la pleine lune qu’il faut trouver un pas qui permette à chacun de suivre le groupe. Encore un apprentissage pour moi. 

Nous avons marché presque 4 heures avec quelques temps d’arrêts pour prendre des photos, boire, manger quelques gâteaux pour les unes, fruits secs pour les autres.  Je pensais que nous allions avoir quelques moments de grimpette mais non, le tour est presque sans dénivelés et la beauté est à ressentir dans la puissance des pierres , leurs dispositions en ligne, en rond, en équilibre, aléatoires et naturelles, leurs inscriptions, les petits temples disséminés ici et là, l’odeur des petites fleurs plus diaphanes les unes que les autres, les chants des oiseaux…et surtout le sommet du mont à observer à 360° avec ses clair-obscur en fonction de l’exposition au soleil. 

Les sentiers s’ouvrent quelquefois sur des clairières offrant de petites étendues d’eau dans lesquelles quelques sâdhus prennent leur bain et finissent de sécher en méditant…

Parfois cependant, derrière un arbre on en apercevait un en train de méditer dans une immobilité totale et qui semblait être là depuis des siècles, les cheveux très longs, gris, le corps dénutri…Nous passions notre chemin en approfondissant notre silence, comme si finalement ces instantanés nous rappelaient  la particularité du lieu et l'enjeu de cette marche.


Il est vrai que depuis des semaines, pratiquant l’initiation au yoga intégral à l’ashram de Sri Aurobindo, je dois sans cesse lutter contre mes pensées souvent dominées par un mental bien trop agité et critique à mon goût. Heureusement, j’apprends à tempérer et à mettre ces pensées de plus en plus souvent de côté mais lorsque je le fais un peu par force en tentant d’appeler à l’aide mon esprit que je juge (peut-être à tort) défaillant, ça revient un peu en bourrasque peu de temps après. Du coup je préfère juste faire preuve de vigilance mais accepter ce qui me vient dans les tripes et dans la tête en me disant que ce sont aussi ces émotions qui me permettent après de chercher l’essentiel et ce qui est à retenir. Parce que si je dois à chaque fois faire table rase de ce qui se joue  dans ma tête, c’est comme si après j’essayais de faire un puzzle en ayant jeté les pièces au fur et à mesure que la couleur ou la forme ne me plaisait pas. Ou l’homme est total, ou il ne l’est pas, mais je ne vois pas en quoi l’appel du divin et/ou de l’esprit devrait écraser les autres parties et le mental et le corps en particulier. Ne doit-on pas au contraire penser que tout est dans tout et c'est bien souvent la fragilité assumée au milieu de la force qui aide à se respecter... 

La force c’est surtout une question d’équilibre mais avant tout une question de bien-être dans un environnement particulier il me semble. Parce que si je dois m’amputer de ce qui m’a fait vivre jusqu’à présent juste parce que je comprends que j’ai un peu tout mis dans la même balance, je risque en enlevant trop d’un coup de vivre l’effet catapulte et de ne pas du tout savoir gérer le peu d’une nouveauté que je ne sens pas vraiment actuellement même si j’aimerais évidemment m’en sentir plus investie . Mais chacun son rythme et surtout sa voie si je m’en réfère au Tao qui me semble plus compatible avec ce en quoi je crois- en ce moment.

La montagne est  quand même simple et belle, sa végétation l’adoucit et invite vraiment à la contemplation comme une caresse du regard.

Comme partout en Inde c’est le changement brutal de sons, d’odeurs qui crée la rupture et nous fait descendre de notre petit nuage où tout est harmonieux à l’image de la divinité et blablabla, les pieds glissent sur des détritus puants, on entend les klaxons à tire larigot, les arrière-cours donnant sur le bas de la montagne servent de toilette, le tour parfait est bien imparfait et moi je dis : c’est ça la réalité, faite de merde et de beauté, comme ce qui se joue à l’intérieur de nous et si on ne l’accepte pas, c’est sûr que l’on peut aller méditer 24h sur 24 pour ne rien en voir et ne rien en savoir, et penser dépasser ce qui est en nettoyant le tout à coup de mantras…mais ce qui est EST, et le divin est aussi alors dans la bouse de vache à éviter…et parfois personnellement, l’idée du divin me rend aussi très mal à l’aise parce qu’il sonne faux à mes oreilles quand je le vois investi par une bande de dévots qui passent leur journée à tirer la tronche et à te regarder de travers dès que tu sors un peu du rang en remettant un peu en question leur base inébranlable. Le divin est aussi dans leurs crachats, leurs rots et leurs pets qu’ils te balancent  à la tête sans se soucier le moins du monde de la présence de l’autre, puisque ce qui compte c’est qu’en soi, est le divin et que le reste, on s’en tape.
La montagne ne m’a pas endormie comme on peut le constater et au contraire, plus je me tais, plus je pense, et plus je pense plus je vois les nœuds de ce qui fait que le monde est monde comme une immense pelote qu’il ne vaut mieux pas toujours tenter de dénouer afin de ne pas toucher le magma d’enfer qui brûle et vocifère en son centre.
Cela dit, si l’on prend le devant de ce quartier en oubliant l’arrière-boutique, tout devient beau et coloré. La montagne, les temples, les maisons tamuls violettes, vertes, oranges, roses, les jarres bigarrées en plastique entassées devant les fontaines, le linge qui claque pour être lavé dans un lavoir en pierre blanche, les enfants qui sourient de leurs belles dents blanches et font tourner des roues avec un bâton comme nos grands-parents, les vaches qui allaitent leurs petits veaux, les mains qui se lèvent en faisant tinter les bracelets qui brillent en même tant qu’un «  Hi ! » annonce un beau sourire en attendant une réponse de notre part, nous, touristes privilégiés à la recherche du sacré : il est là, le sacré, autant que dans la montagne.

Retour en emportant dans sa tête les klaxons de la ville. Comment chasser le bruit ? C’est aussi difficile que les mots et je n’avais qu’une envie, plonger sur mon lit et me reposer un peu à la recherche d’un vrai silence, celui où personne ne peut me voir, celui où je n’ai rien à prouver à personne sauf à moi-même, et là, j’étais fatiguée et je me sentais très bizarre, comme si faire le tour de la montagne m’avait lancée comme une toupie sans savoir où et quand j’allais m’arrêter. J’avais un peu le tournis à ce moment et c’est un petit somme de dix minutes avant le repas -mais après avoir avalé une papaye entière achetée sur le bord de la route- qui aurait dû me faire du bien….mais…autre chose avait décidé de s'éveiller en moi...

Me voici encore assise dans le dining-room près de l’allemande qui parle tout le temps et commente ce qu’il y a dans les assiettes : silence c’est écrit, mais apparemment en allemand ça ne doit pas vouloir dire cela, ni en américain d’ailleurs. Et là, j’ai détesté l’horrible sauce pleine de crème que l’on m’a jetée sur mon riz. Du coup j’ai redemandé du riz pour assécher le tout, ce qui m’a fait beaucoup trop manger. C’était sans compter sur la sauce d’après, très épicée que l’on a resservie avec du riz et vu que j’étais frustrée par le goût, j’en ai pris alors qu’en général les occidentaux préfèrent ce qui est doux et sucré dixit l’allemande en louchant sur ma feuille de bananier.  Bien moi, je ne suis pas comme toi et si tu ne veux pas recevoir mon butter milk dans le nez, commence par t’occuper de tes doigts de pieds qui grignotent mon espace et s’avancent outrageusement vers mon riz. Il y a de l’ambiance à l’ashram ! J’en ris en recopiant mon texte car c’est vrai que je me suis fait à plusieurs reprises de sacrés soliloques qui avec le recul pourraient faire office de sous-titrage dans un film comique et muet. Comique ou…tragi-comique…
J’ai tenté de dissiper la vague qui commençait à monter en moi en allant un peu méditer dans l'entrée du temple, dos au samadhi, encore face aux écritures. J’ai tenu une vingtaine de minutes sans bouger ni ouvrir les yeux grâce à ma fatigue puis je me suis installée assise sur le petit chemin qui contourne le temple avec mon livre sur le Tao. J’ai eu du mal à me concentrer vu le nombre de singes qui sont venus m’observer presque à vouloir tourner mes pages.

 Un ashramite s’est approché avec son habit orange et s’est assis près de moi. Il a décidé de me protéger- un sens aigu de la lecture intérieure ?- en me faisant tous les gestes rituels sur la tête et en me poudrant le front de blanc et de rouge…Evidemment, il a fini par me demander une pièce et je lui ai fait comprendre que moi et les roupies ça faisait deux et qu’ici je ne me trimballais pas avec mon porte-monnaie coincé entre les pages de mon livre . Il avait de l’humour, tant mieux pour lui, et il est reparti.  La poudre a vite attiré des centaines de moucherons qui tentaient de suicider dans mes yeux alors j’ai filé en m’agitant comme un singe me protéger dans ma chambre. Evidemment, l’indien avait encore pris ses quartiers devant ma porte et il avait avec lui un copain et la loi du silence là encore était bien transgressée…craché à deux, c'est plus sympa!
Visiblement je ne semblais pas très sereine, et c’est exact. J’étais très frustrée de ne pas pouvoir aller marcher seule et décompresser de la présence des autres dans la montagne. C’est surtout le risque d’agression qui prime et franchement, ça ne m’aide pas à apprécier les hommes en général. Diogène avec  sa lanterne parmi les hommes clamait : «  je cherche un homme. » Moi j’éteins ma lanterne et je dis : «  je ne veux plus en voir aucun. »
Cling, bang, parfois quand on sent en soi l’éclatement, il vaut mieux tenter de rassembler les morceaux avant qu’ils n’aillent trop loin…passage au gris.

La fracture c’est ça. C’est quand le monde sur lequel tu marches s’effondre.
C’est la nuit et le brouillard.
Le plein qui s’accélère pour tenter l’approche du vide.
Nuit et brouillard. Toupie sans groupe électrogène devient balle de flipper.
Sortir vite à la recherche d’une pitance, de cette anse qui ne tient plus rien. Franchir des portes sacrées et s’enliser dans le tumulte du monde.
Déregarder les pauvres, démisérer la misère, déruisseler ses larmes, claquemurer ses pores, hermétique à tout et à tous.
Fermer les oreilles et déklaxonner en se défrôlant des camions qui veulent ta mort mais ta mort t’appartient à toi seule.
Marcher à tout prix et au prix que ça coûte ici autant en profiter. Tout ça en épinglant les larmes comme des papillons crevés, le cou cloué à la pointe des épaules, orbites à la recherche de l’urgence du gouffre et de l’engouffrement qui s’en suivra. Echec et dématte ces hommes qui t’appellent en te reluquant : c’est pas le moment.
Puis l’angoisse de ne rien trouver…que la misère et les gamelles vides, les petits étalages parfaitement organisés avec le minimum, quand toi, rongée par la divine vermine, tu cherches le maximum pour t’anesthésier.
Branlante, passagère du monde, à l’est comme à l’ouest , peut-être plus à vif ici quand il s’agit de survivre.
Aucune bordure en soi, comme ces rues dangereuses sans trottoirs, comme ces rues où les trottoirs sont des tas d’ordures… L’ordure faire la bordure, je suis bien une fille de l’est complètement à l’ouest.
Ne pas aller trop loin dans l’entre deux monde quand le cœur et le ventre se trouent, quand le corps ne sait plus à qui il appartient et avance tout seul comme un grand, pied gauche pied droit, de toute façon si t’as pas de sol, tu ne sentiras pas le « la » : force de la démesure.
Aucune rambarde pour  s’appuyer, aucune chasse d’eau pour effacer, fuir les regards qui déchiffrent ton mal comme une langue morte qui n’a pas de mystère pour les initiés et revenir en urgence se cacher derrière sa moustiquaire. A la volée, volets rabattus.
Chercher ce qui reste en consistance…à engouffrer. Croquer en transe ses galettes de riz, rompre son unique banane à coup d’incisives, combattre le manque sous les yeux débonnaires d’un guru en slip en train de juger que tu fais fausse route…

Même pas vrai, j’avale tout droit même si dans ma tête c’est un vrai dédale. Je dois tout faire à l’indienne et jongler avec me seaux là où ça manque cruellement d’eau. « Don’t waste the food and don’t waste water ! » J’enverrai ma fracture…toujours aucun bord, juste le sol si bas qu’il ressemble à un sommet : j’ai le vertige.
C’est ça : un en-cas de vertige.
Le temps reprend son espace. S’enrouler dans un châle en perte de soi, en cachure de corps gaché et se raccrocher au rythme de l’ashram : c’est l’heure du thé.
Lieu miracle, diaboliquement beau avec ses colonnes soutenantes en vieux bois peint en bleu, vert, rouge. Offrande d’un thé brûlant que l’on enrubanne d’un verre à l’autre pour l’entortiller de froid : ça me donne le mal de mer de regarder ces autres qui font valser le thé. Je préfère la brûlure du thé immobile et le souffle qui attise et n’apaise rien. Se taire. Coller le silence entre moi et l’autre ; devenir l’intouchable et l’inabordable. Chants qui se répètent à l’infini. Répondre à l’appel. S’assoir et se laisser saisir par la scansion ininterrompue des mantras a capella. S’en faire une boulimie, en cherchant une satiété qui devrait venir et ne vient pas…bien au contraire, et c’est normal puisqu’il est question d’infini…
Ça commence par envahir la tête et peu à peu le corps se fige, s’efface. Il devient mantra jusqu’au bout des doigts minute après minute puis c’est mon sang qui circule, ma vie qui s’égrène telle un chapelet : ne pas casser le fil, ne plus avoir à courir après les perles…
Soudain les pensées rebondissent : elles étaient juste aller faire un petit somme….ma vie c’est quoi, c’est où, c’est pour qui, c’est pour quoi, et mon passé j’en fais quoi…encore une fois ? Le temps se remet en ligne tel un rail qui brûle à force de se râper dessus. Comment aller en avant sans lâcher du passé, sans culpabiliser, sans penser ? Mes forces m’abandonnent mais je n’ai toujours pas la force d’abandonner.  Le temps en miroir, je tente de le briser et de me raccrocher aux mantras qui hurlent de plus en plus fort dans mon crâne. Ils sont extraordinaires ces chanteurs qui ne s’épuisent jamais : qui leur donne ce souffle ? Comment peuvent-ils tenir aussi longtemps, ça n’a plus rien d’humain…et pourtant il n’y a pas une coupure, pas une énergie qui tombe, pas un sourire qui ne cesse, pas un corps qui semble craquer…pendant que moi je suis en train de m’asphyxier avec rien et tout, trop de sons, d’images, de pensées, de mots, de silence, de bruit…trop est trop. Le cadenas des larmes saute, je tends les pupilles en trou pour les rattraper mais ça coule malgré tout, toujours en coin, jamais très clairs ces yeux brouillards en vie brouillonne. Je les ouvre et fixe au-delà en bloc-cure sur le mur blanc. Bloc-corps en crans d’efforts. Visser l’écrou du ressaisissement…mantras plus forts. Autour ils tournent ces autres hommes, ils tournent autour du samadhi plus fous que moi, à la recherche de quoi, de qui ils sont peut-être…aussi paumés que moi…mais le savent-ils ?
Sur mon lit, j’explose…faut que ça sorte…loquet fermé.
J’ai fini ma journée sur le mode de l’ostinato…à genoux, mais pas pour prier…

2 commentaires:

  1. tout n'est pas linéaire dans la vie....nulle part d'ailleurs .les images que tu trouves belles pour toi car elles sont nouvelles sont pour d'autres peut-être des cauchemars... ta vie n'est qu'une succession de moments présents essaie de la vivre au mieux en accord avec toi... sans trop chercher à plaire aux autres ,sans trop t'occuper de leurs jugements.Tu as un sac à dos ,à toi de le faire le plus léger possible....
    Je t'embrasse .Maman

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  2. merci maman, je sais que tu as raison mais je ne comprends jamais pourquoi d'un coup ça part en vrille et je n'arrive pas à arrêter le trou...
    Mon sac à dos d'ailleurs aurait été mieux venu que ma valise qui pèse aussi lourd que ma tête en ce moment.
    Là aller au jardin tous les matins m'aide. Bisous

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